Ma mère narcoleptique: les mères veillent


Grandir / jeudi, mai 27th, 2021

Ce texte rassemble plusieurs témoignages , pleins de sensibilité, de mères qui parlent de leur combat contre le sommeil, de l’incompréhension des leurs proches et de la perturbation de la vie de famille. Laetitia Béraud, accompagnée de Pierre Lecornu est partie de la rencontre de sa mère, celle qui n’avait jamais expliqué à sa fille la narcolepsie, avant que cette dernière ne joue son rôle de journaliste et lui pose la question.

« Cet exercice a été une porte ouverte pour réaliser que toute expérience personnelle est aussi valide pour un journaliste. Du point de vue professionnel j’ai réalisé que le « je » avait de la valeur. Et d’un point de vue personnel ça m’a vraiment réconciliée avec ma mère, ça a marché comme une thérapie. En allant parler à d’autres personnes qui vivent la mêle chose que ma mère, je l’ai beaucoup mieux comprise. J’ai réalisé qu’elle n’était pas folle. » Laetitia Béraud

Ce sont des familles comme les autres, seulement maman est souvent fatiguée. En fait maman est narcoleptique. Ces familles c’est aussi la mienne. Une mère narcoleptique, une enfance entre deux sommeils, et des questions que je n’ai jamais osé poser. La « maladie du sommeil » peut faire peur quand on élève des enfants. Comment vit-on la narcolepsie quand veiller sur sa famille est un combat de tous les jours. Plusieurs mères narcoleptiques témoignent.

Quand ma mère rentre du travail elle suit toujours le même chemin: porte, cuisine pour poser son sac à main, chambre. On ne la revoit plus jusqu’au dîner. « Réveillez moi sinon je pars pour la nuit. » J’ai entendu cette phrase des milliers de fois sans jamais la comprendre. « Ma mère est un vampire. » C’est ce que je racontais à mes copines quand elles venaient à la maison et que ma mère dormait dans sa chambre. Dans un sens, c’était pratique, il n’y avait personne pour m’interdire de regarder mes dessins animés le matin.
Pour moi c’était une vie normale et les années ont passé l’air de rien. Et puis tout d’un coup j’ai 19 ans, je suis au mariage de mon cousin et entre deux portes je surprends deux voix familières. Deux personnes que je connais bien discutent d’une maladie commune. Ma cousine, angoissée, qui vient d’apprendre qu’elle est narcoleptique et ma mère. Symptômes, traitement, vie de famille, ma mère lui explique comment vivre avec cette maladie. Et tout à coup beaucoup de choses prennent sens. La folie des post-its de ma mère pour ne rien oublier, les coups de fil de mon père les matins pour la réveiller à l’heure de partir au travail, les piles de boîtes de médicaments un peu partout dans la maison. Chaque mot qui sort de la bouche de ma mère pique comme un rap- pel de ce que je n’ai jamais remarqué. Pour moi, c’est normal qu’elle dorme autant, c’est notre vie de famille. Tout à coup je prends conscience que la narcolepsie est bien plus qu’un simple trouble du sommeil… 
Même en dormant longtemps, le cerveau des narcoleptiques ne se repose pas. Cela engendre de grosses fatigues qui mènent à des endormissements involontaires, à tout moment. Au-delà de cette sensation pénible, la maladie peut s’accompagner de pertes de mémoire ou de cataplexie, une paralysie musculaire alors que la personne est encore consciente. Peu connue, la narcolepsie toucherait entre 6000 et 22 000 personnes en France selon différentes études de Orphanet, le portail européen des maladies rares. 

C’est ça la narcolepsie. Mais c’est google qui me l’a appris, pas ma mère. Je n’ai jamais vraiment osé lui poser la question. Jusqu’à cette interview en mai dernier quand la journaliste a aidé la fille à trouver les mots : « est-ce que c’est dur pour toi d’être mère et narcoleptique ? » 

Des signes avant-coureurs 

Cette question je l’ai aussi posée à d’autres mères souffrant de narcolepsie. Hélène, en Belgique, élève ses deux enfants. En plus de créer des tensions dans sa famille, la narcolepsie l’a également forcée à se mettre en retrait de l’armée. Émilie, habitant en banlieue parisienne, a accouché de son premier enfant il y a dix mois et désormais au bonheur s’ajoute quelques appréhensions. « Je m’inquiète quand ma fille sera plus grande, est-ce que je serai capable ? » S’endormir au vo- lant, oublier de se réveiller pour aller chercher son enfant à l’école, s’assoupir en pleine conversation, autant de peurs qui accompa- gnent la narcolepsie.  Avec le recul aujourd’hui, ces mères de famille narcoleptiques se souviennent toutes « d’accidents » liés à leur ma- ladie qu’elle ne savaient pas interpréter àl’épo- que. «J’avais des absences, maintenant je sais que ce n’était pas des absences mais à l’époque on appelait ça des absences » raconte Hélène. « En 2004 j’ai eu mon deuxième enfant, mon fils. Et je me disais : « c’est pas possi- ble, cet enfant me fatigue ! » Je m’endormais en le nourrissant. » Difficiles à interpréter, ces signes distinctifs de la narcolepsie faisaient aussi partie du quotidien d’Émilie avant qu’elle soit mère. Elle avait pris l’habitude de faire des siestes à son travail, une attitude qui n’échappait pas à ses collègues qui lui faisaient des remarques. « En 2008, je n’arrivais plus à vivre » confie-t-elle. 
Grosse fatigue ? Stress ? On ne pense pas toujours à la narcolepsie et cela rend la maladie difficile à diagnostiquer. Il est difficile de penser: « peut-être que j’ai quelque chose ? » Il est plus facile de mettre ses symptômes sur le compte du train de vie trop intense, de la paresse, ou d’un manque d’intérêt pour ce que l’on fait. C’est en tout cas souvent l’image que l’entourage renvoie. 

Entre choc et soulagement : se rendre compte qu’on est malade 

Autour de la trentaine, Emilie et Hélène ont fait la démarche de consulter quand les symptômes sont devenus trop forts. Ma mère l’a fait après un accident de voiture. Puis, une fois le diagnostic tombé, elles sont toutes passées par différentes émotions, différents sentiments. 
D’abord le choc. « En sortant le docteur m’a dit : « Faut se rendre à l’évidence, vous êtes narcoleptique, vous êtes handicapée » Et moi j’étais effondrée, handicapée… » murmure Hélène prise par l’émotion. C’est la première chose dont a parlé Émilie: «C’est une nouvelle identité, après l’acceptation du diagnostic, il y a un travail de deuil sur toute la vie qu’on ne peut plus avoir. » La phase d’acceptation de la maladie peut être longue. En parallèle, les malades font souvent une dépression, certains sont soignés pour ça, c’est le cas de ma mère. D’autres non et font avec, comme Hélène « Là, j’arrive à la fin de ma dépression, enfin je crois », confie- t-elle.
Je sais que ma mère ne veut pas d’une carte « d’invalidité ». Pour elle « handicapé » et « invalide » n’ont pas la même connotation. « Vous êtes reconnu invalide et ça c’est dur. Avoir cette étiquette » confie-t-elle. 
Après des années d’incompréhension, le diagnostic vient poser des mots sur une situation. Il est aussi souvent ressenti comme un soulagement. « On n’est pas juste fatigué » se rassure Emilie. Alors que la narcolepsie a failli détruire le couple d’Hélène, son conjoint à bien réagi à la nouvelle : « A l’époque on se disputait beaucoup. Il me reprochait de ne pas l’écouter, de ne pas m’intéresser à lui. » Le couple a failli rompre et le diagnostic a changé les choses. « Il m’a dit « c’est bien ». Il a trouvé une excuse au fait que je parte en live. » Son conjoint s’est inscrit sur des sites internet pour se renseigner bien avant elle. Tout espoir de guérison est vain, la narcolepsie ne se soigne pas. « D’entrée de jeu on m’a dit que c’était une maladie invalidante qui ne peut pas se soigner » se rappelle ma mère. Le traitement agit simplement sur les symptômes, pas la maladie.


Les autres symptômes
Différentes législations

Au delà de la somnolence, la narcolepsie peut s’accompagner de cataplexie et d’hallucinations.
Paralysie musculaire soudaine, la cataplexie peut arriver à tout moment de la journée. « Quand j’étais plus jeune, mes genoux me lâchaient et je tombais souvent » se souvient ma mère.
Entre éveil et sommeil, les narcoleptiques peuvent aussi avoir des hallucinations très réalistes. Hélène appelle ça des «cauchemars ». « Parfois, mes enfants sont dans mes cauchemars. Ce sont des hallucinations bien sûr mais quand je me réveille je n’arrive pas à être dans la même pièce qu’eux. Pendant quelques minutes on a le calque entre la réalité et les hallucinations, c’est terrible
Comme toute maladie « qui ne se voit pas », la narcolepsie est différemment reconnue dans chaque pays. Si en France, le traitement est intégralement remboursé par la sécurité sociale, ce n’est pas le cas en Belgique. Une boîte de comprimés « modiodal » pour un mois coûte en moyenne une soixantaine d’euros. Le traitement s’accompagne souvent d’anti-dépresseurs et de visites régulières chez un neurologiste et à l’hôpital pour des tests.

La crainte d’être une mauvaise mère 

Encore au stade expérimental, les traitements n’ont pas le même effet sur tout le monde. La vie de famille n’est pas toujours évidente mais possible avec les médicaments qui peuvent redonner un semblant de rythme aux journées. « Tout ce qu’on essaie de faire c’est de se stabiliser, chacun à son niveau, parce qu’on sait qu’on ne reviendra pas en arrière » explique Hélène. La Belge en est à six doses de comprimés par jour, le niveau maximal. Elle n’a plus « que » quatorze absences par jour. 
Encore aujourd’hui j’ai du mal à distinguer ce qui rend une mère narcoleptique si différente d’une autre, je n’ai qu’une seule mère. Peut-être que lui réciter mes leçons au pied du lit et la voir lutter pour ne pas s’endormir n’est pas normal en effet. Aider ses enfants à faire leurs devoirs est une épreuve in- soupçonnée. 
« Je ne pouvais pas aider ma fille avec ses devoirs, » raconte Hélène qui se souvient des récitations de poésie. « Tu me demandes de lire 12 lignes, mais je m’endors à la troisième ma puce. » Si sa fille a tout de même bien compris sa situation, son fils, plus jeune, l’a très mal pris. Jouer avec lui virait souvent à la dispute : « Il me di- sait : « Maman, tu ne finis jamais la partie! » Non je ne finissais pas la partie, parce que j’étais partie justement… » 
Quelques années après la famille est partie en vacances au Portugal. Pendant ce séjour, Hélène a eu plusieurs crises de cataplexie. « A ce moment là il a compris que sa mère était malade et ne cherchait pas seulement à lui faire honte au restaurant. » Émilie a accouché il y a moins d’un an et elle se demande déjà comment elle expliquera sa maladie à sa fille quand elle sera plus grande. « J’ai eu ma première angoisse aujourd’hui, » confie-t-elle, « je m’endormais et ma fille était juste à côté de moi». Elle a trouvé la parade: « j’ai des astuces, je saute en l’air, ça me réveille ». 
Au delà des enfants toutes ces femmes saluent toutes le courage de leur entourage. « J’ai été bluffée par le courage de mon mari » se souvient Émilie. Si la narcolepsie rend difficile la vie de famille, c’est cette dernière qui rend la narcolepsie supportable selon elle. « La vie de famille est essentielle quand on est narco» explique la jeune Parisienne. Diagnostiquée avant de se marier, elle admire son conjoint pour sa détermination. « C’est un combat au quotidien » affirme-t-elle, mais un combat qui en vaut la peine selon elle. Même son de cloche chez Hélène, son fils la sécurise en voiture, il n’hésite pas à la secouer. Quant à ma mère, conseillère dans une mission locale à Lyon, elle continue à encourager les jeunes femmes narcoleptiques à tracer leur chemin professionnellement et en famille. 
Pendant ce temps là, beaucoup de mères narcoleptiques continuent à me contacter. Elles ont envie de témoigner. Hélène insiste: « Si cela peut faire prendre conscience à ne serait-ce qu’une personne, c’est déjà gagné ». 

Laetitia Béraud et Pierre Lecornu