Mon délit de solidarité


Appartenir, Grandir / jeudi, mai 27th, 2021

Avec Daouda, un jeune guinéen tout juste débarqué à Lille, Eliott Brachet nous raconte l’histoire de l’abandon par l’État des mineurs en demande d’asile. Eliott reçoit l’adolescent chez lui et essaye de l’aider à s’en sortir avec l’administration française. Dans ce récit à la première personne, Elliot interroge la façon dont l’individu peut réagir face à un système qui n’est pas toujours juste. 

« Le fait de voir que l’on a tous des biais et des histoires qui influencent nos choix de sujets et d’angles était intéressant. Je n’étais pas du tout à l’aise avec l’idée de la mise en scène des journalistes dans les reportages, mais le projet nous amène à nous poser des questions assez personnelles sur la façon dont on traite une information. » Eliott Brachet

Lille. Le camp de Saint-Sauveur a grise mine. En cette fin d’été, près de 200 migrants dorment là, sous des abris de fortune. Parmi eux, de nombreux mineurs isolés, laissés pour compte par le Département. Les conditions de vie sur le campement sont déplorables. À peine de quoi se laver. Pourtant, le 30 août, le tribunal administratif de Lille avait ordonné à l’Etat et à la commune de mettre en place des équipements sanitaires provisoires. Rien n’est fait. Je viens de reprendre les cours et découvre cette enfilade de tentes et de détritus qui jouxte l’ancienne gare de marchandise. Les associations se mobilisent pour pallier l’inertie des autorités.  L’an dernier, c’est par l’une d’elle que j’avais donné des cours de français, de maths ou d’anglais aux jeunes du parc des Olieux. Cette fois-ci, puisque les Restos du Cœur ont fermé devant l’affluence grandissante, il s’agit de distribuer des repas et des vêtements chauds.

Sur la friche Saint-Sauveur, les tentes se sont multipliées au cours de l’été. 

Un coup de fil

Mon portable vibre plusieurs fois au fond de ma poche. Je ne décroche pas tout de suite. Lorsque je rappelle, la voix de Mathilde a quelque chose de changée. Elle parle vite et semble préoccupée. Ce matin, elle est tombée sur Daouda. Un jeune guinéen tout juste débarqué à Lille. Après une nuit passée dans le courant d’air de la gare Lille-Europe, il est resté deux jours dans un foyer avant d’être mis dehors, faute de place. Il a 16 ans. Une béquille pour appuyer son genou défoncé. Un sac à dos à peine rempli d’affaires. Et nulle part où aller. Vu son état, Mathilde n’a pas le cœur à l’orienter vers la friche Saint-So’. Tous ses appels sont restés vains. « Est-ce que tu peux l’héberger au moins pour ce soir ? » Au bout du fil, sa voix n’est pas insistante, elle me laisse le choix. Je ne peux pas me résoudre à le laisser à la rue. Mais c’est petit chez moi. Et puis je ne vis pas seul. Et… Pourquoi je ne le ferais pas en fait ? J’accepte. Je raccroche. Tout s’est passé très vite. Je n’ai pas la moindre idée de la tournure que prendront les évènements. Je retourne en cours comme si de rien n’était. Voilà quelques temps que je m’engage vaguement pour la cause des migrants. Mais j’avais toujours le sentiment de mouliner dans le vide. De ne pas vraiment servir à quelque chose. D’être un peu égoïste, finalement. À partager les combats les plus idéalistes, sans jamais vraiment convertir mes révoltes en actes. Je peux au moins faire ça, le temps de trouver une solution. 

Daouda porte un jogging gris. Il grelotte, le regard dans le vide. Je décide de ne pas l’assaillir de question. Il a besoin de se reposer, ça se voit. Depuis deux mois, il traîne une jambe désarticulée par les coups de son père. Sur la nuque, son paternel a laissé la marque du fouet. Une plaie béante qui ne cicatrise pas. Avec Lucas, mon colocataire, on déplie le canapé pour lui arranger un semblant de confort. Il a froid et ne veut pas prendre de douche. On met une machine en route. Les quelques affaires qu’il possède tournent, savonneuses, derrière le hublot. Je lui demande le plat qu’il préfère : « Du riz ». Et bien ça sera du riz. Il sommeille déjà, fait sa prière, puis s’endort sur le coup. Moi, je n’ai pas sommeil. Beaucoup de questions s’entrechoquent. Combien de temps va-t-on l’accueillir ? Cette nuit seulement ? Ce weekend ? Un mois, une année ? C’est pas à nous de faire ça. Pourquoi le Département ne s’en occupe pas ? C’est la loi pourtant. Comment soigner sa jambe sans papiers ? Il devrait aller à l’école non ? 

Au début, j’ai eu peur d’avoir mis Lucas devant le fait accompli. On avait déjà évoqué l’idée d’accueillir un migrant chez nous, sans franchir le pas. 

L’exil

Fin octobre, les migrants du camp de Saint-Sauveur sont expulsés par la police. Une soixantaine d’entre eux sont mis à l’abri et répartis dans les centres d’accueil et d’orientation (CAO). Mais plus du double se retrouve sans autre solution que d’occuper des squats ou retourner à la rue. Pour certains, plus chanceux, un réseau d’hébergement solidaire se met en place. Les citoyens prennent la relève des pouvoirs publics. Hors-la-loi, le Département, est régulièrement rappelé à son devoir par le tribunal administratif de Lille. L’avocate Emily Dewaele s’est dévouée à la défense des mineurs isolés. Elle plaide leur cause avec pugnacité et chaque semaine, le juge des référés condamne le Département à payer des astreintes pour son action défaillante. Une consolation bien maigre face à la précarité de la situation. 

Me Emily Dewaele sort du tribunal administratif. Elle vient de plaider contre le démantèlement du camp de Saint-Sauveur. Pour elle, tant que les autorités ne trouvent pas de solutions d’hébergement alternatives pour les migrants, leur expulsion est inhumaine. 

Les jours défilent à toutes vitesses. Deux mois déjà et Daouda est toujours à la maison. Il a pris ses marques, se cuisine des œufs aux plats, dévore So Foot et les bandes dessinées qu’on emprunte à la bibliothèque. On joue au backgammon. Beaucoup. Il finit par me battre. Parfois. La journée il va suivre les cours dispensés par les associations. Mais les galères administratives commencent. Il doit passer par le dispositif d’évaluation et de mise à l’abri (EMA) pour être reconnu mineur. Son rendez-vous est fixé début novembre. On le prépare. Il va devoir raconter toute son histoire, dans les moindres détails. On retrace le fil de son parcours. Depuis Conakry. Les parties de foot improvisées sur le bitume de « la Cité de l’air ». La mort de sa mère quelques années plus tôt. L’arrivée de sa belle-mère qui le déscolarise pour qu’il vende des sachets d’eau sur le bord de la route. La violence de son père. Et sa tante qui disait : « Il finira par te tuer Daouda ». C’est elle d’ailleurs qui décide de le mettre entre les mains d’un passeur à la frontière malienne après la fois de trop : lorsque Daouda s’est réfugié chez elle, estropié. Puis, il est bringuebalé à travers le désert, jusqu’en Algérie, réveillé en pleine nuit pour franchir les grillages marocains. Il raconte le racket de ses affaires avant d’embarquer sur un zodiac de fortune. Une traversée qui s’éternise alors que le passeur a perdu le cap. Le soleil qui brûle, le sel qui ronge. Puis le vrombissement d’un hélicoptère qui donne leur position aux garde-côtes. Jusqu’à Almeria où il passera trois nuits au mitard avant de monter dans le coffre d’une voiture qui le déposera à Lille. Comme beaucoup de jeunes migrants de son âge, Daouda n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Il a été projeté sur les routes périlleuses de l’exil du jour au lendemain. Traversant des pays qu’il ne pourrait même pas situer sur une carte. Laissé au bon vouloir d’hommes dont il ne connaît pas la langue. 

La rage

Mais tout ça, les enquêteurs de EMA n’y croient pas. Ils mettent en doute la sincérité de cet enfant. Ils pointent des « incohérences dans son parcours ». De plus, l’acte de naissance que Daouda présente n’est pas jugé conforme. Il manque un tampon. Délivré par le Ministère des Affaires Etrangères guinéen. Par chance, une amie se rend à Conakry. Les délais sont longs mais les papiers reviennent apostillés. Ces démêlés administratifs, ces pinailleries bureaucrates, ces décisions arbitraires sont le quotidien de tous les mineurs isolés étrangers en France. Daouda a croisé ma route, comme ça, mais qu’advient-il des autres ? Je me plonge dans un labyrinthe des papiers, j’en apprends les rouages. Les jeunes ne sont hébergés que temporairement, le temps que l’organisme rende sa décision et en fonction des places libres dans des centres d’hébergement submergés. Quelques jours qui se convertissent souvent en semaines. Si le jeune est reconnu mineur, il doit bénéficier d’un hébergement fixe, en théorie. S’il n’est pas reconnu, il retourne à la rue, le temps de faire appel de cette décision devant le juge des enfants. Une procédure qui prend au moins six mois, parfois un an, privé de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Face à cette froide indifférence, j’enrage. Daouda ne comprend pas tout ça. La situation le dépasse. Mais son sort ne fut pas bien différent. Placé dans un centre pour mineurs à Ronchin, il a attendu 15 jours pour recevoir une notification du Département refusant sa mise à l’abri. Il n’était pas reconnu mineur. La réalité de l’exil nous avait rattrapée. 

Julie, une amie, aide un jeune camerounais à remplir ses papiers. De nombreuses associations se mobilisent à Lille pour apporter un suivi administratif, médical et scolaire aux mineurs isolés étrangers. 

Je m’étais préparé à cette nouvelle. J’avais bien répété à ce « petit frère » que rien ne lui arriverait si la décision était négative. Qu’on ferait appel, qu’on trouverait des solutions, quelque soit le temps que cela prendrait. Le résultat est tombé, sec, coupant. Le lendemain, le centre le mettrait à la porte. Daouda allait rentrer à la maison. Je l’ai eu au téléphone. Il me disait qu’il comprenait, que ça allait. Il ne voulait pas perdre la face comme il m’a expliqué plus tard. Il voulait paraître fort. Mais dans la tête de cet enfant de 16 ans, sa réalité s’écroulait. L’espoir de s’en sortir s’est évanouit. Quelqu’un lui avait dit un jour : « si tu n’es pas reconnu mineur, rien ne sera facile pour toi en France ». Cette phrase, couplée à la peur de passer à nouveau une nuit à la rue, malgré mes explications, l’a poussé au pire. Dans sa chambre, il a tenté de mettre fin à ses jours. 

J’ai reçu un appel de l’hôpital. Difficile d’exprimer ce que j’ai ressenti à ce moment là. J’étais complètement dépassé. Interloqué. Que s’était-il passé dans sa tête ? Dans les couloirs de l’hôpital, on m’a interdit de le voir. « Vous n’êtes pas de sa famille vous comprenez ». Mais c’est qui sa famille ici ? Pas même le droit de lui parler au téléphone. Son état est stable. Le pire est évité. Je lui glisse un mot de réconfort, intercalé dans les pages d’une BD que l’infirmier accepte finalement de faire passer. Je suis désemparé. Je réalise n’être pas le mieux placé pour gérer un enfant. Je n’ai pas le recul d’une mère, pas l’épaule d’un père. Je veux continuer à aider Daouda. Il est comme un petit frère. 

« Comme les autres »

Aujourd’hui, je vois Daouda plusieurs fois par semaine. Cela fait 8 mois qu’il est arrivé à Lille. Souvent, il vient déjeuner à la maison. On cuisine, on parle de choses et d’autres, on joue toujours au backgammon et je lui donne des cours d’histoire-géo. Il va bien. Il a fini par être reconnu mineur mais le Département n’a toujours pas débloqué de place pour l’héberger. Alors il vit chez la mère d’une amie. Dès le début, Agnès nous a beaucoup aidé. Elle s’est attachée à lui et, à sa sortie de l’hôpital, a proposé de l’accueillir chez elle. De prendre le relai. Avec l’aide sociale à l’enfance, on a pu faire opérer son genou. Plusieurs fois par semaine, Daouda va chez le kiné. Il remarche normalement et s’autonomise. Il suit les cours dispensés par différentes associations en espérant rejoindre à la rentrée une classe de 3ème. Il s’est fait des copains et suit beaucoup le foot, faute de pouvoir jouer. Souvent on va regarder les matchs ensemble. Il sait que je vais sûrement quitté Lille à la fin de mes études. Mais il a conscience que le lien que nous avons créé est indéfectible. Il pourra toujours compter sur moi. Aujourd’hui, il veut être un adolescent lillois « comme les autres ». 

Daouda ne rate aucun match de la Ligue des Champions. Il supporte Manchester United. 

Le destin de Daouda s’inscrit dans un contexte plus large. Celui des migrations mondiales qui s’intensifient. Pour moi, cette situation confronte les nations européennes à leurs limites, leurs idéaux fondateurs. Et la France est à la proue de cette contradiction. Je ne suis pas bien fier de mon pays quand je vois la mauvaise volonté de l’Etat à recevoir une part infime de la migration mondiale. Les sources d’autorité traditionnelles ont perdu pour moi de leur crédibilité. Même mes parents n’ont pas compris le sens de mon engagement. « Ce n’est même pas légal. On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. A-t-il vraiment 16 ans ? Tu devrais te concentrer sur tes études. C’est irresponsable », ai-je pu entendre à l’envi. Cela m’a mis hors de moi mais a confirmé et renforcé mes convictions.  Cette expérience m’a appris à ne pas me résoudre à un constat misérabiliste. Si les pouvoirs publics ne prennent pas leurs responsabilités, les citoyens peuvent le faire. Au-delà des récits sinistres des traversées, des départs forcés, ces jeunes sont des ados comme les autres. Ils ont une joie de vivre et sont bien décidés à s’intégrer. On doit selon moi leur laisser les mêmes chances qu’aux enfants nés sous le drapeau tricolore.  Les mêmes chances que j’ai eu moi. 

La question des mineurs isolés n’est en rien réglée à Lille. Le conseil départemental du Nord est complètement dépassé par l’arrivée de ces jeunes. En 2017, 678 mineurs étrangers ont été recueillis. Ce n’est pas énorme comparé au nombre d’enfants français confiés au Département chaque année. Mais le dispositif est totalement saturé. Les départements et l’Etat se renvoient la balle. Ils se dédouanent derrière une question ubuesque de financement et vont jusqu’à incriminer les citoyens qui agissent. 

Daouda me parle de ses copains hébergés dans les anciens locaux de Sciences Po, reconvertis en centre d’hébergement depuis décembre. « À part les cours de français dispensés ça et là, ils s’ennuient et ne font rien de leur journée », me confie-t-il. Ils sont désœuvrés, sans suivi scolaire ou psychologique. Sans éducateurs. Lorsqu’ils auront 18 ans, il faudra de nouveau se battre de front contre le monstre froid de l’administration.