J’imagine la vie à son époque


Grandir / mercredi, mai 26th, 2021

Avec ce travail, Claire Gounon raconte son engagement auprès des personnes âgées avec l’association Les Petits frères. Elle parle de l’importance du temps et de la transmission entre générations. Son reportage est une balade qui nous fait, aussi et surtout, prendre conscience de l’isolement.

Quand je vois Ernest

Dans notre société où il ne fait pas bon vieillir, les personnes âgées souffrent souvent d’isolement, mon bénévolat aux Petits frères des pauvres m’a permis de m’en rendre compte. Cette expérience permet de grandir individuellement et en dit long sur la richesse du partage intergénérationnel.

Quand je vois Ernest, je voudrais qu’il me prenne dans ses bras. Sa vieillesse a comme un effet apaisant sur moi. Une fois chez lui, le tumulte de ma routine s’arrête, son petit appartement à la déco démodée est un cocon qui calme mon esprit. Souvent, c’est lui qui parle. Nos réponses ne sont que des prétextes pour rebondir sur ses anecdotes, ses souvenirs, ses réflexions et d’ailleurs je préfère l’écouter que lui parler. Ce serait même trop compliqué de tout lui raconter, ma vie contraste tellement avec la sienne. Toujours occupée à apprendre, à voyager, à penser et à organiser, je jongle avec ma vied’étudiante, de future journaliste, de petite amie, de pote, de sœur, de fille. Ernest lui, n’a pas le loisir de s’échapper de son Vieux Lille natal, il marche mal avec sa canne et sort quand il a vraiment besoin d’aller quelque part, chez le médecin le plus souvent. Ses seules autres sorties sont organisées par les Petits frères des pauvres. C’est par ce biais que je l’ai rencontré. L’association permet à 36 000 personnes âgées comme lui de rompre leur isolement en proposant des activités de groupe, des déjeuners et même des vacances. « La solitude est un phénomène en constante augmentation. Un quart des personnes âgées de plus de 75 ans sont aujourd’hui dans une situation d’isolement, ce qui représente 1 200 000 personnes », explique le président de l’association, Alain Villez. Une situation qui rend d’autant plus précieuse l’action des Petits frères. De mon côté, je rends visite à Ernest de temps en temps, avec mon tuteur de l’association ou toute seule. Je voulais m’engager, faire quelque chose. Les Petits frères m’ont permis de répondre à ce besoin mais également de satisfaire une envie plus enfouie, celle de pouvoir se retrouver avec une personne âgée. Il a fallu que je me retrouve autour de la table à manger d’Ernest, dans cette odeur de renfermé à écouter de la musique classique en fond, pour que je m’aperçoive qu’il m’a manqué quelque chose. Des grands-parents.

La richesse du témoignage

Mes parents m’ayant eu sur le tard, je n’ai pas pu nouer une véritable relation d’échange avec mes grands-parents qui étaient déjà trop âgés. Je n’ai pas connu mes deux grands- pères, je voyais ma grand-mère néerlandaise une à deux fois par an et ma grand-mère française était déjà trop invalide quand j’ai eu envie de me rapprocher d’elle. J’estime être passée à côté d’eux, j’aurais aimé leur parler et surtout les faire parler. Un livre d’histoire peut-il remplacer un témoignage personnel du passé ?

Ernest aime me raconter comment était la vie et la ville autrefois. Orphelin de père, il a dû affronter le monde du travail très tôt pour pouvoir aider sa mère. À 16 ans, il est embauché par un primeur. Il se voyait déjà tranquillement assis à la caisse à attendre les clients, mais il doit se lever de bonne heure chaque jour pour aller chercher les fruits et légumes aux Halles de Lille, rue Solférino, et ramener des caisses pleines jusqu’à la rue Esquermoise, à une vingtaine de minutes à pied. Un travail physique et vingt minutes qui lui paraissent bien longues. Aujourd’hui, sa boutique de fruits et légumes a sûrement laissé place à un magasin de vêtements. Ernest me parle aussi des dancings, la sortie populaire de l’époque. Il y en avait un grand dans la rue Solférino et un près de la Deûle, la rivière bien connue des Lillois. Il aimait bien aller là-bas, les filles attendaient qu’on les invite à danser. Réservé comme il est, pas sûr qu’Ernest était parmi les premiers à leur proposer une valse ! Malheureusement, le prix du billet d’entrée l’a vite contraint à espacer ses visites au dancing. Sinon il y avait aussi le cinéma, rue de Béthune, à la place du grand UGC actuel. On y passait les informations. Voilà ce que j’aime découvrir grâce à Ernest, une autre facette de ma nouvelle région. Je sors de son appartement et j’imagine la vie à son époque.

Une relation réciproque ?

Parfois je me demande si je lui apporte aussi quelque chose, hormis de casser sa routine, ce qui est déjà une bonne chose, je crois. Il note bien précautionneusement mes venues dans son agenda, qui est toujours à portée de main. Quand je suis chez lui, il le consulte deux à trois fois et me dit ce qu’il a de prévu. Son emploi du temps n’est pourtant pas digne de celui d’un ministre.

« Alors qu’est-ce que vous me racontez ? ». Nos entrevues commencent souvent comme cela. Il aime bien savoir à quoi ressemble ma vie, ce que je pense des actualités, de notre société. Il s’inquiète souvent du sort réservé à la jeunesse et me dit que ça ne va pas être facile tous les jours, surtout de trouver du travail. J’essaye d’être optimiste et de lui montrer que nous ne sommes pas résignés. Je dois être son seul lien avec la jeunesse, les autres bénévoles de l’association sont souvent des retraités qui ont plus de temps pour l’accompagnement. Il parle souvent de ces neveux avec qui il a pourtant peu de relations. J’ai parfois l’impression d’être dans un autre espace-temps quand je suis chez lui. L’autre jour, il me parlait de ses vacances en Bretagne avec les Petits frères au mois d’août. C’est dans 3 mois mais il s’y voit déjà.

– On arrive à Rennes en train, et ensuite on louera des voitures. Mais ça coûte cher alors on va voir si on ne peut pas avoir des prix. Comme Bernard (bénévole) travaille à la SNCF, ce sera peut-être possible.
– Vous êtes déjà allé en Bretagne ?

– Non jamais.
– Et vous allez où exactement ?
– C’est un village dans le Morbihan. Je ne sais plus le nom. La dernière fois, ma femme de ménage a regardé sur son téléphone où c’était. Pause. C’est l’internet que ça s’appelle, c’est ça ?

Le défi du vieillissement

« L’internet » semble à mille lieux de la vie d’Ernest. Dans ces moments là, je pense que les liens intergénérationnels sont indispensables. Ils nous renforcent car ils nous font ouvrir les yeux sur la réalité de l’un et de l’autre. Une impression que d’autres partagent avec moi. Pour Hubert Brin, le président de l’Union Nationale des Associations Familiales (UNAF), « on ne peut concevoir une société sans échange et partage des savoirs, sans solidarité entre les jeunes et les seniors. Mais il ne fait aucun doute que ces solidarités sont appelées à évoluer profondément dans les années à venir du fait d’une part, de l’évolution démographique et du vieillissement de la population, mais également des réalités de vie des familles. » Une étude de l’Association sociologique américaine souligne les bienfaits de ces échanges, notamment sur la dépression : son risque diminuerait lorsque grands-parents et petits-enfants se rendent visite fréquemment et gardent des liens. Pourtant aujourd’hui, les « vieux » sont souvent délaissés par la société. Les enfants vivent moins près de leurs parents, et encore moins de leurs grands-parents. Ils sont parfois une plaie, le rendez-vous du week-end auquel on va à reculons. Mais il s’agit aussi d’un défi auquel il faut savoir répondre. «Une solidarité intergénérationnelle qui allait de soi par le passé doit aujourd’hui se construire sur une politique volontariste visant à faciliter l’expression de cette solidarité et à la rendre encore plus effective compte tenu des nouvelles situations de vie », note Hubert Brin.

« Ce n’est pas drôle de vieillir »

Le gouvernement a décidé de s’attaquer à la question des personnes âgées : une loi consacrée à l’adaptation de la société au vieillissement est entrée en vigueur en janvier 2016. « Un impératif national » selon le gouvernement, pour « répondre à une demande forte des Français d’anticiper les conséquences du vieillissement (…), alors qu’en 2060, un tiers des Français aura plus de 60 ans et que les plus de 85 ans seront près de 5 millions, contre 1,4 million aujourd’hui ». La loi prévoit entre autres de lutter contre l’isolement, de soutenir les personnes aidantes, de revaloriser l’allocation personnalisée d’autonomie et de créer un Haut conseil de l’âge. Une initiative timidement saluée par les associations qui sont restées sceptiques. La Fédération nationale des associations et amis des personnes âgées et de leurs familles (FNAPAEF) parle même d’un « apartheid » qui « sépare en deux mondes et en deux régimes de traitement différents les jeunes de moins de 60 ans et les vieux de plus de 60 ans, ce dont pratiquement aucun citoyen non concerné n’a connaissance ».

Ernest est d’accord, il admet que « c’est pas beau la vieillesse » et que « ce n’est pas drôle de vieillir. » Chaque fois il insiste sur ses douleurs de dos, d’intestin, de sa perte de vue, mais je sens qu’il est plus facile pour lui de parler de ses douleurs physiques que de ses peines psychologiques. L’isolement est lourd, il ne se dit pas mais il se sent. Le poids du temps qui passe aussi. Partout je peux savoir l’heure qu’il est chez Ernest. À ma place attitrée, sur la chaise près du placard, je peux voir deux pendules sur ma droite et entendre une autre horloge sur la gauche. La radio allumée peut aussi m’indiquer l’heure qu’il est. Pourtant l’appartement n’est vraiment pas grand. Comment interpréter cette relation au temps des personnes âgées ? Par la peur de lâcher prise ? Par la volonté de vivre toujours une minute de plus ? Quand je me sentirai plus proche d’Ernest, je devrais lui demander.

Claire Gounon