Ma migration


Appartenir, Grandir / lundi, mai 24th, 2021

Pour Guillaume Poisson, Mauricien, étudiant à l’ESJ, le terme « migrant » est galvaudé et revêt une multitude de réalités. Dans cet article à la première personne, Guillaume s’identifie à Nazar, réfugié afghan qu’il rencontre et qui souffre de son accueil par la France. Le rapport de celui qui arrive à son nouveau pays et aux Français participe à la construction de sa nouvelle identité.

« J’avais envie de parler de ma migration et d’aller sur un terrain sur lequel je n’avais pas l’habitude d’aller. Ça m’a permis une approche réflexive. Les gens en classe prépa et en école de journalisme appartiennent en général à une catégorie qu’on définit comme assez ouverte, mais ils peuvent aussi commettre, sans le savoir, des erreurs de perception quand il s’agit de parler des immigrés. » Guillaume Poisson

Aux racines de la migration

Une pluie drue tambourine le toit de la gare Saint-Sauveur, à Lille. Je suis à l’abri, au milieu d’un cercle de réfugiés afghans. Le reportage s’est mué en un succulent repas improvisé. En Afghanistan, le sens de l’hospitalité est telle qu’on se vexe si un invité refuse un repas, me préviennent, avec le sourire, les migrants. L’un d’eux se retourne vers moi et me demande alors : « Et toi, tu viens d’où ? » Je lui réponds après un moment d’hésitation – comme toujours quand on me pose cette question – que je viens de Maurice. « Ah ! Et tu voudrais aller où toi ? » Je le regarde, sans trop comprendre d’abord. Et puis je me rends compte qu’il me prend pour un migrant. C’est normal, je viens de lui confirmer que je n’étais pas français. Mais d’ailleurs, ne suis-je pas un migrant ? Pourquoi est-ce que je m’exclus de cette catégorie de personnes qui finalement renvoie simplement au fait de quitter son pays natal pour aller refaire sa vie ailleurs ? C’est exactement ce que j’ai fait à 18 ans. Je suis un migrant depuis sept ans, mais je le sais depuis deux minutes.

Les Afghans ne parlent quasiment pas français. Certains bafouillent quelques mots. La débrouille des nuits passées à chercher son chemin. L’anglais marche un peu mieux, mais seulement pour les plus éduqués. Heureusement, il y a Nazar. Un grand gaillard, au visage buriné par endroits, de grands bras dansants, et surtout un regard rigolo, surmonté de paupières mollement soulevées. Nazar est afghan, aussi. Il est en France depuis près de 2 ans. Son statut de réfugié, acquis il y a un an, lui permet de voir venir, contrairement à ses compagnons du jour. Il voudrait devenir traducteur pour l’ONU ou une autre organisation internationale. Alors il va à la fac, tous les jours, suivre des cours de français. Une fois les cours terminés, il dépose ses a aires et vient filer un coup de main à ses anciens compagnons de fortune.

Je l’accompagne dans une de ses missions du jour pour l’association Utopia 56 : se rendre à la préfecture de Lille avec trois autres Afghans et entamer des démarches administratives pour eux. Il m’inclut dans le groupe. Ça parle bouffe, filles, masturbation ; ça rit beaucoup. J’ai toute la journée, je prends mon temps. Les questions intimes viendront après. Prendre son temps, c’est le luxe des journalistes-étudiants.

À la préfecture, la file serpente jusqu’à la rue, à l’extérieur. La foule est majoritairement composée d’étrangers. Les sarouels effleurent les jeans-baskets. Quelques babouches frottent le linoléum du hall d’entrée. Certains paraissent blasés, sûrement à l’occasion d’une énième visite, résultat d’un énième document manquant. D’autres, souvent les plus âgés, ont le regard fuyant, comme des fantômes qui longeraient les murs, de peur d’être vus. Je le connais par coeur, le hall d’attente de la préfecture — secteur étrangers. Chaque année, je fixe pendant deux heures le même panneau lumineux a chant « Etrangers, ici » en rouge. Même après avoir été bercé par les confusions de mes amis sur ma nationalité (« Ah bon ? Tu es étranger ? On dirait pas »…), même après des heures et des heures passées à suivre l’actualité française, à lire de la littérature française, à regarder des chaînes françaises et à m’exprimer en français. A la fin, toujours la même rengaine : « Etranger, ici » et des fonctionnaires qui articulent grossièrement comme s’ils parlaient à des déficients mentaux. « Vous-de-vez-ra-me-ner-votre- PA-SSE-PORT ! Vous comprenez ? ».

A côté de moi, Nazar ouvre un paquet de chips et se met à regarder l’inscription des numéros rouges en haut. Ses amis ont tiré le numéro 85, on en est au 57. J’en profite pour lui parler un peu plus sérieusement et lui demander s’il se sentait bien accueilli depuis bientôt deux ans.

« Oui ! Depuis que j’ai mon statut de réfugié, ça se passe bien ! Je peux aller à la fac, travailler un peu, et surtout en sécurité. Alors je suis bien !! » D’accord, mais est-ce que les Français l’accueillent bien ?

« Ah ! Ça ! Ça dépend…Plusieurs fois on m’a regardé avec mépris. Je me souviens d’une fois à la gare de Lille, j’attendais mon train sur un des bancs. Un petit garçon s’est mis à côté de moi avec sa console à la main. Et là j’ai entendu un vieux monsieur, sûrement son grand-père, lui dire de vite venir et de ne pas s’asseoir là. J’ai levé la tête et j’ai vu un regard… ça m’a fait froid ! Dans le dos, c’est ça qu’on dit ? Mais le pire, je crois, c’est les éduqués. Tu sais, les bénévoles, ou les étudiants ? Ils viennent, et ils te regardent. Tu vois la pitié dans leurs yeux. Ou parfois de l’admiration. Tu sais tes copains étudiants journalistes, l’autre fois je me souviens ils étaient venu et ils nous regardaient comme des héros, qui ont forcément une belle histoire à raconter. »

Le migrant est cet être courageux qui a bravé tous les dangers pour échapper à l’enfer de son pays. Et il n’est rien d’autre.

Le mauricien est cette personne souriante, détendue, paresseuse, zen, en tongs et bermudas, qui n’a aucun problème dans la vie à part celui d’avoir commis la « folie » de venir en France. Et il n’est rien d’autre. Il n’est pas Nazar. Il n’est pas Guillaume.

Les idées reçues sont aguicheuses

Numéro 76. Notre tour approche. Un rapide coup d’oeil derrière : la foule d’étrangers gon e, il est bientôt 16h, l’heure de fermeture. Certains ont peur de devoir attendre encore 24 heures pour exister officiellement.

Nazar, lui, ne tarit pas sur ma question, tout en torturant le formulaire qu’il a en main : « Et puis ils nous prennent pour des anges, des être vulnérables et donc forcément inoffensifs. Pourquoi ? Peut-être que je suis un con, qui sait ? ».

Et moi je suis un hyperactif, un angoissé. Propre sur moi. J’ai besoin que tout soit prévu à l’avance. Pas un cheveu ne traîne chez moi. Austérité et rigueur, voilà mes maîtres-mots. Et je suis métisse. Bizarre non ? En fait, je voudrais tellement être tout ça, pour briser ces bienveillances à deux balles. Mais non, il a fallu que je sois tête en l’air, souriant, détendu, et sympathique. La totale. Pourtant je peux vous dire que j’en connais des Mauriciens angoissés. A voir s’ils seraient perçus comme tels ici. Peut-être qu’on leur dirait « Mais tu es sûr que tu es mauricien ? » plutôt que d’interroger l’image qu’on a des gens des îles. C’est vrai que je correspond globalement à l’image que l’on se fait du mec des îles. Mais là n’est pas le problème. Je devrais pouvoir en sortir de cette image, et à ma guise. Or, les idées reçues sont des aguicheuses. On s’y attache. Je crois même qu’on développe une affection pour elles. Combien de fois je me suis vu rétorquer, alors que j’apparaissais tendu ou angoissé pour une raison ou pour une autre, cette question pleine de tristesse et de dépit, comme si on lui arrachait son joujou : « Oh mais Guillaume, qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi tu es stressé ? » Parce que je suis en partiel ? Parce que j’ai tennis dans une heure ? Parce que je n’ai pas rendu un devoir à temps, en bon Mauricien détendu que je suis ? Mais peu importe pourquoi ! Ça arrive à tout le monde ! Je sais, dans ces moments-là, que la question n’est pas posée à Guillaume Poisson mais au gars des îles, couleur café, rayon de soleil, transat et noix de coco sur la plage. Et gare à moi si, parce que j’aurais des soucis quelconques, j’abîmais cette carte postale de moi-même.

Depuis mon arrivée en France à l’âge de 18 ans, je fréquente beaucoup d’étudiants, de journalistes, de professeurs ; de membres de cette classe intellectuelle dont parle Nazar ici. On y vote beaucoup à gauche. On parle souvent, et à raison, de ces nombreux Français qui ne voudraient pas des migrants chez eux. On les dénonce. On s’invective. Comment peuvent-ils être si fermés d’esprit ?

En 2011, je suis en classe prépa littéraire à Strasbourg. Je viens d’arriver. Mon accent mauricien est encore très marqué. Première grosse soirée entre les étudiants. Tous sont assis autour d’une table basse, c’est le début de soirée, l’ambiance peine à décoller. Moi j’écoute, je rigole beaucoup, trop peut-être, j’ai peur de passer pour le mec coincé alors je force le trait. Je finis par parler. Je dis une connerie, je ne me souviens plus trop quoi. En revanche, je revois encore très distinctement la fille qui me fait face. Son regard étonné, son visage crispé par le rire qu’elle réprime au moment où je prends la parole. « Oooooh c’est mi- gnoooon !!! Cet accent ! J’adooore ! Vas-y reparle ? » Je suis humilié mais j’éclate de rire. Je sens que je ne parlerai plus normalement de toute la soirée, mais j’éclate de rire. Je sais que dans les prochains jours, mois et années, je ferai tout pour me dépouiller de tout accent ou tic de langage, mais j’éclate de rire. Contrairement au racisme insultant, le racisme bienveillant a cela de violent qu’il interdit toute indignation – parce qu’il est bienveillant précisément. Imaginez-moi me rebeller contre la curiosité de cette fille pour mon accent. Imaginez Nazar s’énerver après des bénévoles qui lui montreraient, sans même le connaître, leur plus grande admiration. A moins de vouloir passer pour un con, on se tait.

La français est ma langue maternelle mais je ne suis pas français. Alors je n’ai ni le rapport — plus distancié — qu’ont les étrangers non-francophone avec cette langue qu’ils apprennent, ni le rapport — déjà établi, officiel en quelque sorte — qu’ont les Français qui ont un accent particulier et qui se retrouvent du jour au lendemain dans une autre région, entouré de gens qui s’émerveillent/ou qui se moquent de leur accent. Les premiers assument leur statut d’apprenant, les derniers appartiennent déjà à la communauté française. Ils n’ont rien à perdre, ou rien à prouver. Or l’émigration, qu’on le veuille ou non, comporte un long moment d’intégration où l’étranger se positionne comme un élève qui passerait un examen face à son professeur. La peur de mal faire, l’attention aux moindres détails, l’extrême sensibilité au regard que le juge porte sur soi : l’étranger se soumet à la sentence du Français. C’est d’autant plus vrai lorsque ce dernier est bienveillant envers les migrants, doté d’une ouverture à l’autre, d’une tolérance humaniste. Si même eux ne parviennent pas à me considérer au-delà de l’image — exotique, romantique, quasi colonialiste — qu’ils se font du Mauricien, qui le fera ? Si même eux ne parviennent pas à regarder Nazar au-delà de l’image — exotique, romantique, quasi raciste — de Nazar, qui le fera ?

Il paraît que je suis français

Les idées reçues ont la dent dure. Et elles sont parfois très contradictoires. Car d’un côté, on me cantonne à cet imbécile à l’accent chantant qui sourit tout le temps, et de l’autre, on refuse que je sois étranger. Il paraît que je suis Français. C’est ainsi que j’apprends à connaître par coeur, depuis que je suis en France, le nom de ces fameux Dom Tom dont tout métropolitain se plaît à étendre les frontières jusqu’à l’infini. Je viens d’une île et je parle français ? Alors je viens d’un Dom Tom. Il s’agit dans la plupart des cas d’un quiproquo qui découle d’une ignorance sur le sujet, plus que d’un quelconque racisme.

Il n’empêche que répété des centaines et des centaines de fois, au gré des rencontres que je fais, qui plus est, une nouvelle fois, parmi les gens qui sont censés ou qui se disent les plus cultivés du pays, le réflexe de ranger Maurice au sein du territoire français m’interpelle.

Je me souviens d’une conversation étonnante avec un camarade de Sciences-Po Strasbourg à ce sujet.

« – Mais du coup ça fait combien de temps que tu es en Métropole ?

– En fait, la France ce n’est pas la « Métropole » pour moi.

– Ben…si ? En n, en tout cas, Maurice c’est bien un territoire français ?

– Non non, Maurice est un pays indépendant ! »

Il s’est tu et m’a regardé étrangement. Il était gêné. J’ai compris qu’il croyait avoir a aire à une sorte d’indépendantiste radical ou quelque chose du genre. J’ai trouvé ça drôle au début.

« – Non mais vraiment, je te le dis, l’île Maurice ce n’est pas un Dom Tom ! C’est un pays indépendant !

– Oui, c’est ça d’accord… »

Il ne me croyait pas ! J’étais sidéré !

– Non mais je te promets que je ne mens pas hein, je suis pas un extrémiste ou un indépendantiste hein, je t’assure que je suis pas français !!

A cet instant je me suis rendu compte que quelque chose clochait. J’étais en train de me justifier de n’être pas français, face à un Français. J’étais en train de plaider pour le droit de mon peuple à disposer de lui- même, en 2016, face à un Français.

Il a ni par me croire. Enfin, à croire Wikipédia. Et, même si certains estimeront peut-être que cela n’a aucune sorte d’importance ici, je tiens à préciser que cette personne votait à gauche, se disait humaniste, tolérante, ouverte, favorable à l’immigration et, évidemment, dégoûtée par cet « horrible » épisode de l’histoire française qu’est la colonisation.

Cette tendance à considérer tous les francophones insulaires comme des Français découle en partie du fait que la France était un empire colonial et que, encore aujourd’hui, elle possède de nombreux territoires ultramarins. Mais je pense aussi qu’elle vient d’idées reçues sur ce que doit être un étranger.

Si la personne qui se dit étrangère parle un français sans trop de maladresses, et même si elle a un accent, alors elle n’est pas étrangère.

Si la personne qui se dit étrangère arrive à se fondre dans un groupe de Français sans qu’on lui parle de son origine ou de son « histoire », elle n’est pas étrangère.

« Moi, mon but, c’est d’arriver à parler le plus rapidement possible un bon français. Je veux avoir le moins d’accent possible » marmonne Nazar entre deux chips goulument mâchées.

« Pourquoi ? »

« Parce que je veux être bon dans mon travail…et aussi parce que j’aimerais bien qu’on arrête de me demander systématiquement d’où je viens »

« Et tu n’as pas peur de perdre ton identité ? De renier tes origines, ou ta culture ? »

« Non. Les origines, les racines, c’est pour toi…les gens n’ont pas à le savoir ou à le remarquer pour qu’elles soient là..c’est…comment tu dis ? Intime ! ». Ca y est, le numéro 85 clignote à l’écran. Les trois Afghans se lèvent aussitôt et lent au guichet, les bras encombrés de dossiers et de fiches administratives. Moi, je reste assis un instant. Je tourne la tête et scrute longtemps le panneau « Etrangers, ici ».

Le bruissement de la foule se faisant plus discret à mesure qu’approche l’heure de fermeture de la préfecture, je distingue mieux les mots échangés autour de moi. Mille langues se chevauchent. Eux sont étrangers mais se sentent chez eux quand ils se parlent dans leur langue. Ma langue maternelle est le français, je ne suis pas Français et je vis en France. J’ai grandi dans la culture française, avec la télé française, j’ai fréquenté une école française, je connais donc mieux l’histoire de France que celle de mon pays. Je suis mauricien en France mais français à Maurice.

Je vais rejoindre les Afghans en rigolant. J’ai ce vers de Gaël Faye, un rappeur franco-burundais, dans la tête : J’ai le cul entre deux chaises alors j’ai décidé de m’asseoir par terre.

Métissé, prisé ou méprisé, j’ai dû m’adapter
Ballotté entre deux cultures ça commence à dater
Adolescent, complexé toujours en quête d’identité
Y avait le blanc y avait le noir, j’étais celui qui hésitait
J’évitais de choisir à l’âge où l’on veut faire partie
Endossant la faute de tous les camps je devenais martyr
On m’a dit 50/50 mais j’y ai pas trouvé mon compte
Car le glacier fusionne à l’océan à la saison des fontes
Je soupire, ça transpire, la connerie, ça s’empire
Quand on m’appelle le sang-mêlé, sous-entendu, issu de sang pur
Je vois bien ces questions ne nous mènent à rien
L’humanité est colorée donc, soyons daltoniens
Je vous parle d’amour, vu qu’il expire dans un mouroir
Je suis mulâtre, ébène albâtre voulant abattre le miroir
Et comme l’Afrique est en instance de sang entre ciel et Terre
J’ai le cul entre deux chaises, j’ai décidé de m’asseoir par terre !